Quand la chimie s’allie avec l’ingénierie pour la recherche scientifique

Quand la chimie s’allie avec l’ingénierie pour la recherche scientifique

Article rédigé par Marine Laplace, stagiaire en médiation scientifique au Laboratoire Interuniversitaire des Systèmes Atmosphériques

Comment est né le projet IR-COASTER ?

Tout a commencé en 2013 avec le projet de fabrication du CubeSat OGMS-SA (Orbital Grey Measurement System and Software Advancement) du Campus Spatial de l’UPEC (CSU), un nanosatellite. Le but initial du projet était de former des étudiants en ingénierie spatiale. En parallèle, le Laboratoire Interuniversitaire des Systèmes Atmosphériques (LISA) souhaitait répondre à un besoin scientifique à vocation exobiologique : effectuer l’analyse de molécules organiques dans l’espace (in situ) soumises aux rayonnements ultra-violets solaires et cosmiques et évaluer leur dégradation. En effet, une grande partie des évolutions chimiques dans le système solaire sont dues aux rayonnements de notre étoile. Par conséquent, les scientifiques tentent de reproduire ces conditions de modifications chimiques en laboratoire, mais les conditions réelles de l’espace sont très complexes et donc difficiles à reproduire à l’identique. C’est pourquoi les scientifiques souhaitent faire des expériences in situ, directement dans l’espace.

Les rayonnements ultra-violets émis par le Soleil peuvent créer des mutations sur les bases azotées des acides nucléiques (ADN et ARN) composant la base du génome. Ils sont donc particulièrement dangereux pour les êtres vivants. Sur Terre, les effets des UV sont atténués par la couche d’ozone, mais dans le milieu spatial, cet ozone n’est pas présent, d’où l’intérêt d’étudier le devenir de la matière organique en dehors de la Terre.1

Des particules (ions, protons, électrons, noyaux lourds d’atomes…) sont émis par les vents solaires ou par les rayonnements cosmiques provenant du Soleil et d’autres étoiles de la Galaxie avec une vitesse proche de celle de la lumière. À trop fortes doses, ils sont tout aussi dangereux pour la matière vivante. Fort heureusement, sur Terre, ces rayons sont en grande partie bloqués grâce au champ magnétique terrestre. 2,3,4

OGMS-SA est un démonstrateur technologique permettant de valider la plateforme satellite qui servira pour les futures missions CubeSat du LISA ou du CSU. En parallèle, une charge utile appelée IR-COASTER/ISS (InfraRed-Cubic Orbital Astrobiology Exposure Research) sera envoyée sur la Station Spatiale Internationale (ISS) située en orbite basse et sera munie d’un instrument d’analyse chimique (un spectromètre Infra-rouge). L’objectif est de valider l’instrument dans son environnement spatial. Ce projet a démarré en 2017 et est géré par le LISA en collaboration avec le CNES (Centre National d’Études Spatiales).

Une troisième mission, IR-COASTER/6U version CubeSat, sera la combinaison des deux premières. Elle utilisera la plateforme satellite de la première et l’instrument de la seconde pour en faire la première mission scientifique du CSU. Le CubeSat IR-COASTER/6U sera situé sur une orbite elliptique permettant de sortir du bouclier magnétique et de s’affranchir de l’atmosphère terrestre.

Quelles sont les différences entre les trois équipements ?

OGMS-SA est un CubeSat de taille 2U, c’est-à-dire 10 cm x 10 cm x 20 cm. C’est un démonstrateur technologique.

Photo d’un prototype de OGMS-SA
Photo d’un prototype de OGMS-SA Source : Photo prise au LISA

IR-COASTER/ISS n’est pas un CubeSat car il est plus volumineux : il mesure 25 cm x 15 cm x 35 cm. Avec cette expérience, les scientifiques pourront confirmer que l’instrument d’analyse chimique adapté pour fonctionner dans l’espace est capable de faire des analyses en conditions spatiales. Cet équipement se trouvera fixé sur l’ISS donc il ne sera pas considéré comme autonome.

Illustration en 3D du dispositif IR-COASTER/ISS
Illustration en 3D du dispositif IR-COASTER/ISS
Source : LISA

Cependant, dans l’ISS, la dégradation des molécules organiques ne se fait pas dans des conditions optimales à cause du champ magnétique terrestre qui « protège » les molécules organiques des rayonnements solaires et cosmiques. De ce fait, l’analyse chimique sera effectuée principalement sur l’impact des rayons UV.  

IR-COASTER CubeSat sera un satellite de taille 6U (3U en hauteur et 2U en largeur) et mesurera 20 cm x 10 cm x 30 cm. Il pourra, tout comme OGMS-SA et contrairement à IR-COASTER/ISS, orbiter de manière autonome et contiendra à son tour le spectromètre IR. Il sera en orbite au-delà de l’ISS, là où les analyses ne seront pas perturbées par le bouclier magnétique, hors de tout facteurs extérieurs pouvant jouer sur les résultats obtenus, contribuant alors à une exposition plus pertinente des échantillons. Son orbite sera polaire et elliptique pour permettre au CubeSat, en se servant de la gravité de la Terre, de reprendre de la vitesse lors de son passage à sa proximité et ainsi d’orbiter à grande distance de la Terre.

Illustration en 3D du CubeSat IR-COASTER
Illustration en 3D du CubeSat IR-COASTER/6U Source : LISA
Schéma représentant les trois expériences
Schéma représentant les trois expériences
Source : réalisé par l’auteure avec des éléments graphiques du site CENSUS
Futures trajectoires des trois objets autour de la Terre
Futures trajectoires des trois objets autour de la Terre Source des images : Flaticons de Freepik et YI-PIN

En somme, les deux premiers projets sont des « tests », grâce auxquels pourra être conceptualisé IR-COASTER/6U. OGMS-SA est le test de la plateforme satellite et IR-COASTER/ISS  est le test de l’instrumentation.

Quelles sont les conditions de fabrication à prendre en compte pour que IR-COASTER arrive à destination et puisse rester le temps de sa mission sans problème ?

« Le problème du spatial c’est que l’on ne peut pas réparer. Une fois que le satellite sera là-haut, il devra être complètement autonome et survivre aux conditions auxquelles il sera confronté. Sur Terre, on peut toujours intervenir pour réparer un problème. De plus, ce type de mission a un coût élevé, donc il faut que le satellite tienne le temps de la mission. » explique Noel Grand, ingénieur, chef de projet au LISA.

IR-COASTER sera soumis à des conditions extrêmes. D’abord, il sera dans le vide et subira des cycles de changements de températures très intenses. La surface qui sera exposée au Soleil atteindra les 100°C tandis que la surface à l’opposé du Soleil, côté ombre, se trouvera aux alentours de -100°C. Étant donné que l’objet tourne autour de la Terre il devra faire face à ces cycles thermiques très violents à chaque orbite. Il doit alors être pensé pour résister à ces variations. Sur l’ISS en orbite basse, IR-COASTER pourra rencontrer de l’oxygène atomique de l’atmosphère résiduelle qui risque de corroder la surface de l’objet si cette dernière est faite de polymères. Ajouté à cela, le lanceur va engendrer d’intenses vibrations sur la charge utile lors de l’envoi, il doit donc pouvoir résister au décollage. Une fois arrivé sur l’ISS, le véhicule de transport va s’arrimer  à la station, ce qui peut générer un choc qui doit être pris en considération dans la fabrication. Ce sont des contraintes techniques, mais il existe aussi des paramètres à ne pas négliger concernant la sécurité des astronautes dans l’ISS. IR-COASTER/ISS doit être conçu avec des bords arrondis pour ne pas blesser ou couper les astronautes de l’ISS, exposés à de forts risques d’hémorragies en raison de la difficulté de coagulation en micro-gravité. Il ne faut pas de débris non plus, par exemple, il faut garantir que du verre ne va pas se propager en cas de cassure. Toutes ces contraintes sont prises en compte lors de la conception de l’équipement. L’objectif final est de garantir que ce dernier ne va pas mettre en danger les astronautes, qu’il va survivre au décollage, à son environnement en orbite et sur la durée qui lui est demandé.

Comment ces conditions sont-elles testées en laboratoire ?

Des essais sont réalisés en environnement simulé de vide thermique et avec des cyclages de -40°C à 60°C. Des vibrations sont imposées à un premier modèle de test dans le but de connaitre la limite de résistance de l’objet. Les chocs sont simulés de manière numérique car ils sont complexes à mettre en place en laboratoire. Cependant, il y a toujours de la simulation avant n’importe quel essai et si le modèle laisse penser que c’est faisable, l’essai est effectué. Si le modèle casse, la simulation numérique est réitérée, etc… Ces tests sont réalisés sur le modèle structurel et thermique pour vérifier sa tenue mécanique et thermique. S’il passe ces premiers tests, alors un deuxième modèle, appelé modèle de qualification et muni de la charge utile (le spectromètre en l’occurrence), repasse aux simulations. S’il ne casse pas, il y a une vérification des règles qui ont été définies pour que les astronautes à bord de l’ISS ne soient pas en danger. Enfin, le modèle de vol est ensuite reproduit sur les résultats des tests du précédent mais il ne subit que des tests physiques réduits (dits d’acceptance) avant d’aller dans l’espace pour ne pas diminuer son efficacité avant son départ.

Comment la communication se fera-t-elle entre IR-COASTER/ISS  et la Terre ?

L’expérience de IR-COASTER/ISS fonctionne en aveugle. En fait, il n’y aura pas de communication des résultats scientifiques entre IR-COASTER/ISS et l’ISS, et à fortiori avec la Terre. C’est pourquoi tous les problèmes éventuels que pourrait rencontrer l’instrument sont anticipés lors de la programmation de l’ordinateur de bord. Les données du spectromètre ne pourront être récoltées qu’après le retour de l’équipement sur Terre. Cela demande alors des logiciels pour l’exposition, l’analyse et la gestion d’éventuelles erreurs. Autrement dit, il faut prévoir tous les problèmes que IR-COASTER/ISS pourrait rencontrer et qui seraient résolus par des programmes informatiques. Ces programmes dépendent de stimuli détectés par des capteurs situés sur des cartes électroniques au sein de l’appareil. Il y a des capteurs de température et de lumière qui doivent être reliés à l’ordinateur de bord. Par exemple, si les capteurs détectent une forte luminosité, la commande va activer l’exposition des molécules organiques face au Soleil selon un cycle d’exposition pré-programmé.

Comment la communication se fera-t-elle entre IR-COASTER/6U  et la Terre ?

Pour la version IR-COASTER/6U, les choses seront différentes. Il y aura une première communication pour les commandes du satellite. Une autre communication, appelée Housekeeping, permettra de vérifier l’état de santé du satellite. Ces deux modes de communication passent par une antenne radio en UHF/VHF qui émet dans toutes les directions et qui ne nécessite pas une orientation précise du CubeSat. Par contre, récolter les données du spectromètre demandera des paraboles sur Terre, orientées vers le CubeSat, lui aussi tourné vers les paraboles grâce à des roues à inertie pour que le faisceau de données arrive exactement au niveau de la parabole. Il faut alors utiliser la bande S pour communiquer, une bande de fréquence comprise entre 2 et 4 GHz. Lorsque le CubeSat sera tourné vers le Soleil, IR-COASTER/6U exposera les molécules aux rayonnements, lorsqu’il sera orienté vers nous, ses résultats nous seront transmis en temps réel. 

Quel est l’appareil de mesure chimique qui sera à bord de IR-COASTER/ISS puis dans la version CubeSat IR-COASTER 6U ?

Partira au sein de IR-COASTER/ISS , puis du CubeSat IR-COASTER, un spectromètre infrarouge de la taille d’une boîte à sucre de 2 kg, construit par la société privée suisse Arcoptix.

Photo comparant un spectromètre Infra-Rouge de laboratoire avec une boîte à sucre qui représente la taille du spectromètre Infra-Rouge qui sera envoyé dans IR-COASTER
Photo comparant un spectromètre Infra-Rouge de laboratoire avec une boîte à sucre qui représente la taille du spectromètre Infra-Rouge qui sera envoyé dans IR-COASTER
Source : Photo prise au LISA

La spectrométrie Infra-Rouge est une technique utilisée pour identifier les composants présents dans un échantillon chimique. Elle est basée sur les mouvements de vibrations internes ou sur la déformation des angles de liaisons au sein de molécules. En effet, les liaisons au sein des molécules ont un mode de vibration qui leur est propre en fonction de l’émission ou de l’absorption de la lumière. Le spectre issu est l’enregistrement de ces émissions ou de ces absorptions de photons. C’est comme une empreinte digitale qui est caractéristique de chaque molécule.

Les bornes du spectre infrarouge
 
Les bornes du spectre infrarouge
Source : NASA

Quelles molécules vont être envoyées dans l’espace ?

Il s’agit de molécules présentes en grande quantité dans le vivant : la base azotée uracile, présente dans l’ARN, et la glycine, un des nombreux acides aminés composant les protéines. Dans les cellules vivantes l’ARN messager est le résultat de la transcription des gènes. Les ARN messager matures sont traduits en protéines, acteurs importants dans le métabolisme du vivant. Les protéines jouent un rôle considérable dans les structures cellulaires, dans l’immunité ou encore dans le bon fonctionnement des voies métaboliques…  Elles sont essentielles au vivant.  

Comment les molécules sont introduites dans IR-COASTER ?

Au laboratoire, tout d’abord sous forme solide en poudre, elles sont sublimées sur un hublot en fluorure de magnésium (MgF2) grâce à un réacteur de sublimation sous vide. En fait, à partir d’une certaine pression et température, les molécules passent de l’état solide à gazeux : c’est la sublimation. L’uracile et la glycine vont en quelque sorte se « coller » sur la surface après condensation. Une fois sur le hublot, il y a un film très fin de molécules organiques recondensées sous forme solide.

Au sein de IR-COASTER, il y a une expérience témoin : une partie contiendra un cache qui protègera les molécules organiques des rayons, tandis que l’autre moitié exposera les molécules au Soleil.

Photo d'un modèle du dispositif qui contiendra les molécules organiques, envoyé dans le projet IR-COASTER. La partie avec les trous est la partie qui exposera les molécules aux rayons UV et cosmiques, tandis que la partie lisse est celle qui les protègera.
Photo d’un modèle du dispositif qui contiendra les molécules organiques, envoyé dans le projet IR-COASTER. La partie avec les trous est la partie qui exposera les molécules aux rayons UV et cosmiques, tandis que la partie lisse est celle qui les protègera. Source : Photos prises au LISA

Quels résultats pourront être observés à leur retour ?

Une évolution de la dégradation des molécules sera normalement observée pour les molécules qui auront été exposées. Les chercheurs s’attendent à voir une cinétique de dégradation particulière pour la glycine et voir l’uracile se transformer progressivement en d’autres molécules. Cependant à ce jour, ils ne savent pas encore bien caractériser ces autres molécules dans lesquelles se transforme l’uracile. Sur l’ISS, toutes les données sont récupérées à la fin de l’expérience. IR-COASTER/ ISS stocke des spectres mesurés une fois par semaine tout au long de l’expérience. Concernant le CubeSat, il y aura une communication qui enverra les données quasiment en temps réel vers la Terre.

Quand partiront-ils ?

OGMS-SA est prévu pour un lancement en 2023. Normalement, IR-COASTER/ISS sera réceptionné par l’Agence Spatiale Européenne en septembre 2023 et sera envoyé vers l’ISS en octobre/novembre 2023. Il y sera stocké jusqu’à son exposition à l’extérieur en juin 2024, début officiel de sa mission. Il s’agit donc de deux expériences quasi-simultanées.

Combien de temps vont durer ces missions ?

OGMS-SA aura une durée de mission d’environ 6 mois en orbite. Il est prévu que IR-COASTER/ISS  soit fixé avec une durée de vie de 12 mois à l’extérieur de l’ISS. Pendant ces deux missions, les ingénieurs pourront commencer à créer le design de IR-COASTER/6U version CubeSat.

En conclusion, ces projets apporteront des données sur l’évolution de la matière organique dans un environnement spatial. Elle permettra de répondre à la question « Comment réagit la matière organique aux rayonnements solaires et cosmiques ? »

Merci aux membres de l’équipe travaillant sur ces projets qui ont contribué à la construction de cet article : Noel grand, ingénieur, chef de projet, Mathieu Gourichon, ingénieur électronique, Kristian Harge, ingénieur informatique, Lisa Viallon et Florent Mignon, ingénieurs mécanique, Ines Louison, assistante ingénieure en analyse chimique, enfin Hervé Cottin, professeur d’astrochimie et responsable du projet.

Bibliographie

1 https://www.canada.ca/fr/sante-canada/services/securite-soleil/qu-est-que-rayonnement-ultraviolet.html consulté le 2 mai 2022

2 https://lesia.obspm.fr/Caracteristiques-generales-du-vent.html consulté le 2 mai 2022

3 https://www.observatoiredeparis.psl.eu/-surveillance-du-rayonnement-cosmique-.html consulté le 2 mai 2022

4 https://www.iaea.org/fr/newscenter/news/rayonnement-cosmique-pourquoi-nous-ne-devrions-pas-nous-inquieter-en-anglais consulté le 2 mai 2022

https://www.csu.u-pec.fr/les-cubesats/ir-coaster/ consulté le 5 mai 2022

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